Entretien avec Grégory Chatonsky, Galerie de La Reine, Bruxelles, 22 juin 2012
Grégory Chatonsky est un artiste français né en 1971 à Paris qui travaille principalement avec les technologies de l'informatique et le web. Après des études de philosophie à l'Université de la Sorbonne et un cursus artistique aux Beaux-Arts de Paris, il fonde en 1994 le site et collectif d'artistes sur Internet Incident.net1. En parallèle à son activité artistique, Grégory Chatonsky enseigne aussi dans des écoles et des universités en France et au Québec tels que Paris IV, Le Fresnoy et l'UQAM. Dans son travail, il accorde une grande place à la fiction et aux références cinématographiques. Ses œuvres fragiles utilisent les flux de données provenant du web afin de constituer des récits variables et potentiellement infinis qui très souvent questionnent notre relation avec les technologies numériques et notre perception changeante de la frontière entre la sphère intime et l'espace public. Emanuel Lorrain (PACKED vzw) a rencontré Grégory Chatonsky lors de son exposition à Galeries2 intitulée Après le cinéma pour parler de la manière dont il aborde à la fois théoriquement et dans sa pratique les problématiques de la conservation des œuvres à composantes technologiques.
PACKED: Contrairement à certains artistes qui laissent aux musées et aux institutions les problématiques de la patrimonialisation de l'art numérique, j'ai l'impression que tu abordes ce sujet assez volontairement, que ce soit au travers de tes textes ou des lectures que tu donnes. Pourquoi et comment a commencé cette réflexion?
Grégory Chatonsky: Il y a trois raisons pour lesquelles je m'intéresse au patrimonial. La première, c'est qu'en parallèle de mon activité artistique, j'ai pendant trois ans entre 1994 et 1997 écrit et scénarisé un CD-Rom sur la déportation et la Shoah3. Il s'agissait d'une activité extra-artistique mais où j'ai forcément dû aborder les questions de la mémoire et des archives. Pour ce projet, je me suis rendu dans de nombreuses archives aux Etats-Unis, en Israël, en Pologne, en Russie, etc. Il est évident que ces questions prennent une ampleur tout à fait importante dans un tel contexte, d'où aussi le « débat » qu'il y a eu autour des négationnistes et des archives de la Shoah.
La deuxième raison, c'est que j'ai vécu des expériences personnelles de perte de mémoire informatique ; c'est-à-dire que j'ai perdu définitivement des travaux stockés sur des disques durs trop fragmentés, en particulier dans le cadre du projet Sur Terre4 réalisé pour Arte. Non seulement cela m'a posé des problèmes et ça a aussi été pour moi une expérience sensible, proche de la dépression, dans le sens où j'avais perdu une partie de ma mémoire que j'avais déléguée à la machine. J'ai donc vu là une nouvelle situation arriver qui n'était pas seulement artistique mais qui concernait chacun d'entre nous, parce qu'il s'agit d'une nouvelle situation déterminée par la transformation numérique de la mémoire. Cela m'a sensibilisé à cette question, au fait que l'art est une mémoire qui a un support matériel, et qu'il ne faut pas se laisser avoir par le discours de l'immatériel, qui à mon avis n'a pas beaucoup de sens.
C'est la troisième raison. Depuis longtemps je suis frappé par le discours de l'immatérialité dans le numérique et je m'en suis toujours senti très loin. Dès qu'on pose la question de la matérialité dans l'art numérique on se pose la question de la mémoire et de l'inscription de la mémoire. Des lectures comme celles de Bernard Stiegler m'ont sur ce sujet depuis longtemps inspiré. Donc c'est vrai que je ne pose pas la question de l'archivage comme étant "après coup", c'est à dire où l'artiste fait l'œuvre et seulement ensuite elle est conservé mais comme un processus continu. Je travaille sur une mémoire qui n'est pas la mienne, celle des gens, celle d'Internet. Qu'est ce que c'est que cette mémoire que j'ai sur un support chez moi, un disque dur, une carte SD, etc. Et après qu'est ce qui va se passer dans une institution, que fait-on de cette mémoire ? C'est lié à la question de l'institutionnalisation de l'art, et donc à toute la critique institutionnelle des années 1970-1980 et à des artistes desquels je me sens proche artistiquement tels que Hans Haacke. Pour moi, la mémoire n'est pas un instrument. C'est presque le langage des nouveaux médias. Créer une nouvelle proposition artistique et prendre en compte l'archivage, c'est donc un seul et même mouvement.
PACKED: Puisque tu évoques ton rapport à l'institution ; dans quels types de collections trouve-t-on tes œuvres ? S'agit-il plutôt de collections publiques ou de collections privées ?
Grégory Chatonsky: Il y a quelques collections publiques comme la Maison Européenne de la Photographie5, mais il s'agit principalement de collections privées.
PACKED: Lorsque tu vends une œuvre, que reçoit l'acquéreur ? Dans le cas d'une installation, par exemple, est-ce qu'il reçoit uniquement les fichiers et le code source ou reçoit-il aussi l'équipement, une documentation, etc. ?
Grégory Chatonsky: Cela dépend de ce qu'ils me demandent. Souvent en art numérique, si une institution veut nous acheter une œuvre on dit "oui !" On dit oui à tout! C'est un point qui compte; il y a dans l'institutionnalisation un rapport de pouvoir qu'il ne faut pas sous-estimer. Je leur donne en premier lieu ce qu'ils veulent.
Je ne vends pas d'œuvres que je sais instables ou faites de technologies temporaires que j'appellerais des technologies hétéronomes. Ces œuvres dépendent d'un biotope technologique. J'essaie autant que cela est possible de vendre des œuvres autonomes. L'acquéreur reçoit alors une machine, qui en général est une machine standard, principalement des Mac Mini. Il reçoit ensuite le logiciel et un mode d'emploi. C'est aussi à ce moment-là que nous nous mettons d'accord sur une durée de vie, parce que je ne peux pas garantir ad vitam eternam l'existence d'une œuvre interactive, générative ou en réseau. En règle générale, quand les institutions achètent ce type d'œuvres, il s'agit pour elles aussi d'une chose assez exploratoire. À ma connaissance, cela ne rentre pas dans les mêmes grilles que pour les autres œuvres et ils tâtonnent encore.
PACKED: Peux-tu nous donner un ordre de grandeur de cette durée de vie sur laquelle vous vous mettez d'accord ? S'agit-il de deux ans, de cinq ans, de dix ans… ?
Grégory Chatonsky: De manière générale, je fais un suivi pendant cinq ans.
PACKED: Cela veut-il dire que les acquéreurs doivent ensuite prendre en charge la maintenance de l'œuvre eux-mêmes ?
Grégory Chatonsky: Oui. Dans le cas d'œuvres génératives, je leur propose de faire un enregistrement vidéo de très longue durée du dispositif, c'est-à-dire de vingt-quatre heures. J'ai des doutes sur le fait qu'un logiciel informatique va durer ad vitam æternam, sauf à faire soi-même ses composants et puis là on devient bricoleur. Ce qui est très intéressant c'est que la manière dont on peut conserver les œuvres artistiques correspond aussi à une certaine personnalité artistique; des gens qui vont vraiment construire de petits ordinateurs faits à la main avec de longues durées de vie, cela correspond aussi à une esthétique geek ou DIY. C'est pour ça que ce n'est pas une question qui vient après-coup, c'est une question qui se pose dès le départ. Par rapport à ma pratique personnelle, j'utilise plutôt du matériel standard et je ne peux pas garantir la durée de vie de mes travaux au-delà de cinq ans, parce qu'après ça on ne pourra pas trouver les mêmes ordinateurs.
Ce qui est incontestable, c'est qu'un artiste numérique, même si cela a évolué avec l'open source et l'open hardware, est relié au marché de l'ingénierie, au marché informatique et à des entreprises comme Apple, et qu'on est comme synchronisés à leur rythme. Cela crée une drôle de situation. Un logiciel informatique, une machine et même un jeu vidéo ont une durée de vie; c'est le temps qu'on prend pour en faire le tour. On hérite de cette durée de vie pour les œuvres d'art. C'est toute une dépendance liée à l'économie de marché et à son obsolescence programmée qui est intéressante et qui est symptomatique d'une époque.
PACKED: Donc tu ne vends que des œuvres qui ne sont pas éphémères ou qui sont dans une certaine mesure stables pour un nombre d'années donné. Est-ce que les œuvres que tu considères comme éphémères comprennent aussi les sites web ?
Grégory Chatonsky: Je n'ai jamais vendu de site web et je n’ai jamais cherché à en vendre non plus. Pour moi, il y a une contradiction dans le fait de vendre un site Internet. Cela se donne.
PACKED: On pourrait en revanche imaginer que tu vends ou donnes un site Internet pour essayer de garantir le fait qu'il soit entretenu, car tu ne pourras pas toi-même assurer la maintenance de toutes tes œuvres.
Grégory Chatonsky: Pour certains travaux de la seconde moitié des années 1990, la question s'est posée de savoir si je les donnerai à des institutions pour qu'elles en prennent soin. En revanche il n'existe très certainement aucun musée capable d'assurer la maintenance d'un site Internet connecté par exemple à d'autres flux d'informations sur Internet, tout simplement parce que les conditions techniques de ces flux et leurs existences même ne sont pas assurées. Quand on fait un mashup6, on se connecte à des technologies hétéronomes et le fournisseur de flux peut demain faire faillite ou décider de changer de standards. Les temporalités de l'innovation technologique et de la conservation artistique sont hétérogènes.
PACKED: Pour une installation, fournis-tu l'équipement à chaque fois? L'écran, l'ordinateur, etc.
Grégory Chatonsky: Pour cette exposition, j'ai dressé une liste et ce sont eux qui ont fournit l'équipement. Par la suite nous avons négocié ce dont j'aurai besoin et ce que je garderai et ce qu'ils garderaient eux.
PACKED: Tu garderas donc certains équipements?
Grégory Chatonsky: Oui, tous les équipements non standard, je les garderai. Tout ce qui est standard, tout ce qui est réutilisable par eux, ils le gardent.
PACKED
Grégory Chatonsky: Oui, un projecteur, ce n’est pas spécifique.
PACKED: Tu parlais plus tôt d'un mode d'emploi pour tes œuvres. Que contient-il? S'agit-il d'un guide pour mettre l'œuvre en route, pour l'installer, pour la dépanner s'il y a un problème? Que contient ce mode d'emploi ?
Grégory Chatonsky: Il y a deux choses, d'abord comment allumer l'œuvre ou l'ouvrir, et ensuite comment il est possible de réagir en cas de problèmes. Quelle est la procédure de contrôle ? En général, j'essaie de créer un petit logiciel qui va écouter le flux d'informations et la manière dont cela fonctionne pour détecter le problème. Je fais ensuite avec le technicien ou la personne qui est en charge de l'œuvre, une sorte de mini-formation personnalisée. Enfin, je reste joignable, parce qu'avec l'informatique même en essayant de faire le mode d'emploi le plus précis possible, il y aura toujours quelque chose d'inattendu. La programmation entraîne de l'improbable, c'est le paradoxe.
PACKED: Hormis des instructions techniques pour mettre l'œuvre en route, est-ce que ce 'mode d'emploi' comprend aussi des indications quant à l'espace de l'installation, la taille des projections, le type d'écran, etc.
Grégory Chatonsky: Non, pas tellement. De façon générale, lorsqu'il y a de grandes transformations en termes de diffusion, les institutions et les collectionneurs me contactent et nous en discutons. Je pense que mon rôle est de faciliter au maximum la diffusion de mes œuvres et de ce type de créations qui reste assez expérimentales, pas de la compliquer.
De plus, cette question contient le présupposé selon lequel il y aurait une intention de l'artiste et que les institutions ou les collectionneurs seraient au service de cette intention de départ. Je ne conçois pas mon travail d'artiste de cette façon. Il s'agit plutôt d'un travail de collaboration par rapport à des contextes qui sont variables. Lorsque l'on parle de médias variables, c'est vrai d'un point de vue matériel, mais aussi d'un point de vue social, esthétique et de la manière dont une œuvre d'art est diffusée. De plus en plus de lieux différents montrent des œuvres et cela a des influences sur la technique. La variabilité, c'est quasiment une ontologie, ce n’est pas juste un élément technique, c'est plus général que ça. Quand on est face à un monde variable, il faut être fluide.
PACKED: Peut-être que cette question ne se pose pas encore véritablement car jusqu'à présent tu as toujours de près ou de loin toujours été impliqué lorsqu'une de tes œuvres était installée. Dance With US7 par exemple est montrée de façon différente dans cette exposition à Bruxelles que lorsque je l'avais vu pour la première fois à Oboro8 à Montréal en 2008. Dans le cas où tu es là et qu'il est possible de te consulter cela fonctionne, qu'en sera-t-il du jour où tu ne pourras plus organiser cela ou venir installer l'œuvre? Est ce qu'avoir une sorte de liste qui ne soit pas trop restrictive, est quelque chose que tu envisagerais tout de même comme une entrave au fait que tes œuvres soit montrées.
Grégory Chatonsky: Se mettre à la place d'un artiste qui fait une telle liste me paraît un peu bizarre. Je pense que c'est plutôt en ayant un entretien comme celui-là ou en discutant avec quelqu'un qui portera par la suite ce travail que ce dernier restera cohérent. Je crois à une sorte de tradition orale dans ces formes de création, à une interprétation au sens musical du terme: installer c'est rejouer.
PACKED: C'est ce qui se produit de plus en plus dans les musées où l'interview d'artiste est devenue une étape du processus d'acquisition et un véritable outil pour les conservateurs.
Grégory Chatonsky: Tout à fait, et je crois à cette tradition orale et à ce rapport de confiance plutôt qu'à un rapport très restrictif et cela aussi parce que je ne peux pas tout anticiper, je ne veux pas tout anticiper. D'une façon plus fondamentale, mon attrait pour l'art programmé est justement un attrait pour une situation hors de mon contrôle: je ne sais pas ce que l'œuvre sera et il faut aller jusqu'au bout de cette tendance. Peu importe la liste que je ferais, peut-être que demain une interface ou autre chose devra changer.
PACKED: Je pense que pour un conservateur il ne s'agit pas de restreindre les possibilités de diffusion de l'œuvre, mais plutôt de s'assurer si tu n'es pas là pour aider à prendre certaines décisions, que l'œuvre ne soit pas complètement transformée.
Grégory Chatonsky: Pourquoi pas ? Les seuls cas où j'ai refusé, c'est quand on m'a par exemple demandé de travailler avec certaines entreprises qui travaillent dans l'armement, même si ce n'était pas leur activité principale. Hormis dans ces cas-là, ce "lâcher-prise" ne me dérange pas du tout. Je crois que cela correspond à différentes psychologies artistiques. Il y a des artistes qui sont un peu "control freak", c'est-à-dire qui ont le désir de contrôler, d'être dans un environnement prétendument neutre. Moi, je n'ai pas ce syndrome. La question est plutôt de savoir si les institutions vont s'approprier le travail et le diffuser de façon intéressante.
Après, est-ce que la manière dont on expose parfois certains artistes du XVIème ou du XVIIème siècle est très cohérente par rapport au fait que c'est de l'art religieux? Sommes nous encore capable de les voir ? Non, mais c'est une autre vie et c'est la même chose pour l'art numérique. Il faut se référer à des œuvres passées pour comprendre que finalement cette variabilité-là, le contexte sociologique, le contexte de perception, le contexte esthétique, change et qu'on ne voit pas les œuvres de la même façon. S'il ne fallait pas montrer les images des artistes du XVIème et XVIIème siècle en dehors des lieux religieux, comment ferait-on? Est-ce que parce que l'intention était qu'elles soient religieuses, il faudrait s'interdire de les exposer dans des musées qui sont elles des structures athées et impies? Je ne pense pas, parce qu'eux-mêmes ne pouvaient pas anticiper la société dans laquelle on vit actuellement. Une œuvre exposée, c'est une relation entre un passé, un présent et un avenir. La préservation et l'archivage ne sont eux-mêmes pas neutres parce qu'ils sont le produit d'une certaine époque. Il faut donc faire retour sur les conditions même de notre mémoire. La variabilité est une manière d'affirmer que la mémoire est toujours à venir.
PACKED: Il y a tout de même un moment où la variabilité d'une œuvre se fixe d'une certaine manière. Ce moment arrive souvent lorsqu'une institution prend en charge la conservation d'une œuvre. Même si en tant qu'artiste tu leur dis "vous pouvez faire ce que vous voulez" l'acquéreur voudra garder l'œuvre indemne de changements, que ce soit pour conserver une certaine authenticité ou parce que l'acquisition constitue un investissement financier.
Grégory Chatonsky: Bien sûr. C'est une institution, elle à un ordre et donc elle réifie les choses. Mais le discours de l'authenticité et de l'indemne ne me concerne pas, parce qu’artistiquement j'y suis fondamentalement opposé. Je dirais que d'une certaine manière, la réification, ce n'est pas mon problème, c'est leur problème à eux. Ils savent très bien faire ça, tandis que moi je ne suis pas très doué pour le faire.
PACKED: Dans un texte qui s'appelle La répétition des limites9, tu dis que les écrans "ne sont pas des moyens d'accès neutres à ces images, ils sont constitutifs d'une certaine esthétique au sens où ce qui importe peut-être est moins ce que nous voyons (les images) que la manière dont nous y accédons (les écrans)." Tu mets cela en corrélation avec le "désir d'oubli de l'écran" qui est pour toi "la question esthétique majeure aujourd'hui". Dans tes expositions, qu'il s'agisse de celle à Galeries ou à Oboro, il y a souvent une volonté assez visible de ne pas montrer l'équipement, que ce soit en ajoutant des coffrages blancs ou noirs autour des équipements ou en utilisant la projection plutôt que des moniteurs. Est-ce que le fait que le dispositif technique ne soit jamais trop visible dans ces deux expositions procède de ce même désir d'oubli ?
Grégory Chatonsky: Cela dépend du projet. Notre Mémoire10 que j'ai réalisé pour la Biennale d'Art Contemporain de Montréal en 2011 sur le disque dur où l'équipement était non seulement visible, mais constituait l'élément sculptural de l'installation. Pour les expositions à Oboro et Galeries, c'est vrai que je ne montre pas trop l'équipement. C'est lié à la question de la présence de la technique et du dispositif. Quand je fais une exposition qui raconte quelque chose, en général je dissimule l'équipement de manière à permettre aux gens de rentrer dans un propos. L'exposition à Bruxelles, par exemple, parle et tourne autour du sujet du cinéma. Mon objectif ici, c'est qu'on soit à l'écoute. En revanche, si je fais par exemple un projet concernant la question de la technique telle que la défaillance d'un disque dur, alors je vais davantage montrer l'équipement. Montrer c'est donc avoir un discours sur le médium, présenter le disque dur comme disque dur comme on montrait les touches de peinture comme peinture. Cacher ce dispositif, c'est permettre une autre narration, raconter une partie extérieure du monde, les salles de cinéma par exemple.
Quoiqu'il en soit, montrer l'équipement n'est pas un choix par défaut. C'est un choix artistique. Il y aura un jour sans doute des historiens de l'art qui pourront problématiser les choix qui ont été faits par défaut au tournant du XXème et du XXIème siècles. Actuellement, la mode quand on a un vidéoprojecteur, c'est de le montrer, de le mettre par terre, de le rendre visible, etc. C'est un peu un choix par défaut. Je pense qu'il ne faut pas procéder de la sorte ; il n'y a pas de méthode générale. C'est à l'artiste, au cas par cas, de se demander "si je montre le matériel, quel impact cela a?". C'est la question de la présence et du poids de la technique sur laquelle je m'interroge beaucoup, ce que je nomme la gravité technique. À chaque fois, j'hésite, j'ai des doutes. Mais ce n'est jamais un choix technique, c'est un choix artistique.
PACKED: Aujourd'hui, l'obsolescence rapide des technologies, la disparition des tubes cathodiques, le 4/3 remplacé par le 16/9, etc., sont des devenues des questions majeures de la conservation de l'art vidéo et de l'art numérique. Selon toi, comment peux-t-on juger de l'importance ou non d'un équipement dans une œuvre ?
Grégory Chatonsky: Je pense que les conservateurs pourront sans aucun doute saisir un style en étudiant les artistes avec un corpus assez conséquent permettant la comparaison : équipement plutôt caché, plutôt présent, visibilité des fils, décomposition des écrans pour en voir les tubes, etc. Ils pourront avec un peu d'intelligence, adapter, réinterpréter, un peu comme lorsque l'on joue un morceau de musique qui a été fait il y a un siècle ou deux. On pourra respecter l'esprit de l'œuvre avec les nouveaux moyens qui seront en œuvre.
PACKED: Donc il y a cette idée dans tes œuvres que c'est une partition qui peut être jouée différemment en fonction du contexte ?
Grégory Chatonsky: C'est exactement ça. Je pense qu'il existe suffisamment de documentation autour de mon travail et de textes que j'ai écrits pour qu'un conservateur puisse, après ma disparition, s'il le souhaite – ce qui n'est pas évident – communiquer avec moi à distance. On pourrait parler d'une empathie ou d'une intelligence curatoriale, rentrer en sympathie avec un artiste disparu, dialoguer avec son esprit, avec son Geist. Cela veut dire simplement essayer de rentrer – en se trompant parfois, mais ce n'est pas gênant – dans la logique d'un travail pour le réinterpréter avec de la mesure, sans faire tout et n'importe quoi avec. Il est évident que mon travail se rapproche par certains aspects d'une composition musicale pouvant être réinterprétée.
PACKED: Avec le risque comme tu le dis que ce conservateur, dans le futur, puisse mal l'interpréter...
Grégory Chatonsky: Moi, je ne pourrais rien lui dire à ce moment-là, cela va de soi. Mais il y aura un autre conservateur qui dira "ça a été mal interprété, je l'ai mieux interprété que lui". Il y a eu beaucoup de discussions sur la manière d'interpréter Wagner; Boulez ne faisait pas jouer Wagner comme Karajan le faisait par exemple.
PACKED: Est-ce que la question de l'équipement est similaire à celle de l'instrument dans ce cas-là, lorsqu'une pièce qui a été composée pour le clavecin est jouée avec un piano par exemple.
Grégory Chatonsky: Tout à fait. Hans Ulrich Obrist s'il fait tellement d'interviews avec les artistes, c'est qu'il veut entrer dans leurs têtes d'une certaine manière. Je n'abandonne pas l'idée d'un commissaire ou conservateur qui soit un peu créateur, sans faire des excès. Il y a une réinterprétation, car quoiqu'il arrive, le contexte de perception change et le public change aussi. Je ne considère par une œuvre d'art comme quelque chose de compact, de refermé ou d'autonome (même si cette conception est séduisante), au contraire il s'agit d'un système ouvert, surtout avec les arts numériques ou en réseau où on est connecté au monde. Peut-être que dans dix ans Google n'existera plus ; que se passera-t-il alors pour mes œuvres qui fonctionnent en détournant Google ? Il faudra soit y connecter un autre service qui fera sens pour les gens ou montrer une captation vidéo de l'œuvre. Dans le premier cas on réactualise, dans le second l'œuvre est la trace nostalgique d'une époque.
PACKED: Pour toi est-ce que cette idée de changement est aussi une manière d'éviter qu'un ordinateur que tu utilises aujourd'hui – en imaginant qu'il est visible dans l'œuvre – soit perçu comme une antiquité dans trente ans et que la présence de cet appareil vintage finisse par attirer l'attention plus que le contenu de l'œuvre elle-même?
Grégory Chatonsky: C'est une question très intéressante en effet. À quoi vont ressembler les musées de ce type de créations, si ce n'est à une brocante technologique? Il y a le risque qu'ils deviennent des espèces de curiosités techniques, un peu comme on en trouve au Palais de la Découverte11 de Paris ou au Musée de l'informatique du Texas12. Pour certaines œuvres qui parlent de la technique et de l'état de la technique à un moment déterminé, je pense que l'on peut faire ça. Pour d'autres travaux en revanche, je pense que ce serait un frein car cela détournerait l'attention esthétique sur un problème qui est parfois annexe. Il y a des artistes qui travaillent vraiment là-dessus, dont c'est le sujet, mais dans mon cas, ce n'est pas toujours le sujet principal. Parfois, par exemple, il y a une histoire d'amour et j'ai envie que l'on parle de cette histoire d'amour. Je n'ai pas envie qu'on dise "Ah, alors ça a été fait avec quoi? C'est de l'Open Framework13, c'est du Max MSP14, etc. ?" C'est pour cette raison que l'adaptabilité permet parfois de prendre la technique pour ce qu'elle est, selon le contexte, quelque chose qui varie dans le temps et dans l'espace.
PACKED: L'adaptabilité est plus difficile pour des œuvres où l'artiste a sciemment laissé la technologie visible.
Grégory Chatonsky: Bien sûr, car dans ce cas-là l'ordinateur devient un acteur, un personnage de la petite scénette, un élément sculptural qui fait vraiment partie de l'œuvre.
PACKED: Dans tes œuvres, même lorsque l'équipement n'est pas visible il y a une relation forte à un contexte techno-culturel, que ce soit par l'utilisation de Twitter, de Chatroulette ou encore du baladeur mp3 des visiteurs. Penses-tu qu'à terme, disons dans trente ans, une documentation sera nécessaire pour pouvoir comprendre tous les tenants et aboutissants de ton travail?
Grégory Chatonsky: Peut-être que ce sera une manière pour les gens de se plonger dans ce qu'a été notre époque et qui sera alors une époque disparue. Un travail artistique a deux dimensions ; c'est un témoignage d'une époque déterminée et c'est aussi quelque chose qui continue à nous toucher au-delà ou en-deçà de cette époque-là. Ces deux plans coexistent. Mais il y a effectivement un côté "journaliste d'une époque", parce que c'est ce temps-là qui m'intéresse. Mais par ce temps historique, il y a quelque chose qui traverse le temps et qui lui aussi arrive. Il y a ces deux plans: la factualité et la contingence historiques.
PACKED : Ce témoignage passe donc aussi par la technologie qui est utilisée.
Grégory Chatonsky : Oui, parce qu'une caractéristique de notre époque c'est que l'un des seuls points communs entre tous les être humains est d'être un peu technologique.
PACKED : Toujours dans ton texte La répétition des limites, tu dis qu' "il faut faire un pas de plus et esquissant la typologie des écrans, préciser tout autant les lieux, que les directions, les relations structurelles et causales entre les écrans, les images et les percevants que nous sommes." Est-ce que tu penses qu'une telle typologie est quelque chose que les musées devraient s'exercer à faire pour mieux conserver leurs œuvres?
Grégory Chatonsky : Ce n'est pas nécessairement aux musées à le faire. Je dirais que c'est plutôt une partie nécessaire de la formation dans les écoles d'art et en histoire de l'art. C'est de faire passer aux futurs conservateurs l'idée qu'un écran, qu'une image, est toujours matériel. Que pour faire fonctionner un écran, il y a des fils et ce qu'on les cache ou pas, que ces fils vont ailleurs, qu'ils sont ensuite branchés à l'électricité, qu'il y a plus loin un barrage, une rivière avec des arbres autour et qu'il n'y a pas de compacité solitaire, auratique et coupée du reste. Que la prise de conscience du réseau de renvois instrumentaux d'un écran vers autre chose est une prise de conscience majeure à prendre en compte, parce que quand on le présente au public, de fait on mène aussi le public là-dedans. Donc, je dirais que c'est plutôt la question de la formation du futur conservateur, qu'il prenne conscience de la connexion d'un écran à autre chose: il y a une dimension transcendantale dans la technologie, ses conditions même de possibilités. Et cette dimension n'est pas seulement théorique parce qu'on en fait l'expérience.
Au niveau des musées, puisqu'une de leurs activités consiste à classer, il serait intéressant d'arriver à ranger les œuvres dans des catégories communes. Pour eux l'enjeu serait de voir les ressemblances de typologie ou de topographie des images dites numériques ou vidéo. De quel type de processus de création sont-elles le résultat ? De quel type de processus de diffusion ? Pour le dire de façon très basique, qu'a-t-il fallu brancher et avec quoi? Qu'est-ce que ce branchement ? Car ce branchement n'est pas seulement technique, il est aussi fonctionnel, productif, processuel et permet de relier des moyens de production pour l'artiste, des moyens de conservation, de diffusion et donc de perception pour le public. Il y a un très bel entretien de Bill Viola expliquant comment il a en 1973 créé Information en connectant telle sortie avec telle entrée. Ce branchement est donc aussi un branchement entre l'artiste et le public d'une certaine manière. Entre les deux, il y a la conservation et l'intérêt pour une collection de s'interroger sur ce que l'on branche avec quoi est peut-être là.
PACKED : Pour pouvoir le rendre au public de la meilleure manière?
Grégory Chatonsky : Pour pouvoir le rendre au public ou pour parvenir à être en bonne intelligence par rapport à ce processus et le comprendre. La conservation est une activité intellectuelle, pas une activité d'antiquaire. Le respect dont se pare souvent la conservation envers une prétendue authenticité peut être le plus grand irrespect pour le processus vivant de l'œuvre.
PACKED : D'autres parties de ce texte sont en lien avec des questions éthiques de la conservation des œuvres à composantes technologiques liées à l'idée d'historicité. "On ne compte plus les projets qui utilisent à la suite de Nam June Païk et de Zapping Zone (1990-1994) de Chris Marker le caractère sculptural des écrans, qui témoignent de leur obsolescence rapide et de leur dissémination". Cela rejoint ce dont on vient de parler concernant l'importance des équipements dans la compréhension du processus de l'œuvre mais aussi comment ils peuvent détourner le regard du contenu de cette dernière.
Grégory Chatonsky : Effectivement, l'idée que ce qui nous apparaît aujourd'hui comme appartenant à notre quotidienneté banale et qui est donc invisible parce qu'on n'y fait pas attention apparaîtra à une échelle réduite de cinq ou dix ans, comme quelque chose de très matériel, d'un peu vintage, de lourd... C'est un effet d'obsolescence que l'artiste doit anticiper, penser, intégrer, parce que le propre des arts numériques est que beaucoup d'œuvres vieillissent très mal ; ce sont des beautés modernistes qui dépérissent à vue d'œil. Je suis à la fois hanté et intéressé par ça.
PACKED: L'autre raison qui pousse à conserver l'équipement est que finalement l'œuvre peut perdre tout intérêt si on enlèves la technologie d'origine et donc aussi une trace de son contexte technologique d'origine. Si on prend comme exemple un site Internet des années 1990, quelqu'un né quand le web existait déjà le regardera peut-être en se disant "qu'est-ce que c'est que ce site horriblement mal fait".
Grégory Chatonsky: Oui ou encore le fait qu'aujourd'hui, beaucoup d'œuvres de Net art, comme dans toutes les modes vintage, reprennent après dix ou quinze ans des choses du passé. C'est le cas par exemple du retour en force du GIF animé. Comme avec les mouvements de mode, il y a des revivals. Or, le revival c'est le propre du kitsch, du vintage et du ringard. L'art numérique a quelque chose de profondément ringard et qui est très amusant.
PACKED: Cela fait à peu près vingt ans que tu fais des œuvres numériques et j'imagine que certaines d'entre elles ont déjà rencontré des problèmes.
Grégory Chatonsky: Oui, certaines ont même disparu. Mes premières réalisations en Net art datent de 1994. Par exemple, j'ai perdu un travail qui consistait en une page qui se contentait de compter les gens qui la visitaient. Son unique contenu était un compteur qui comptait les visites.
PACKED: Est-ce que la garantie de cinq ans lorsque tu vends une œuvre dont tu parlais induit qu'il faudra mettre à jour la technologie à un moment ? Est-ce quelque chose que tu as déjà fait pour une collection ?
Grégory Chatonsky: Non, je ne l'ai jamais fait. La question est véritable, mais il faut bien s'imaginer que pour un artiste, faire des updates en plus de devoir se battre pour faire son travail représente à un moment donné trop de travail. Matériellement, il y a le travail des autres ; il faut que l'artiste soit concentré sur la production.
PACKED: C'est là que l'institution devrait jouer un rôle.
Grégory Chatonsky: Normalement.
PACKED: Est ce que tu utilises des machines virtuelles ou des émulateurs?
Grégory Chatonsky: J'utilise de plus en plus VMWare15, pour virtualiser mes systèmes et mes logiciels de manière à ce qu'ils soient indépendants des machines.
PACKED: Pour éviter un travail laborieux de recodage ou de migration…
Grégory Chatonsky: Oui, travail que personne ne fera car cela représente trop de temps et donc d'investissement.
PACKED: Tes œuvres contiennent-elles une documentation technique de la partie logiciel? Par exemple commentes-tu ton code source?
Grégory Chatonsky: Non, je ne le commente pas trop, car je ne suis pas un très bon codeur et mon code source est souvent un peu brouillon. Cependant, il s'agit de code tellement simple qu'un programmeur le comprendrait en trente minutes. Je pense que quelqu’un qui le referait marcher le coderait différemment et sûrement beaucoup mieux. Je ne suis pas très geek et c'est aussi un point important. Je pense que d'autres artistes qui sont aussi de vrais informaticiens doivent avoir des programmes mieux faits et mieux commentés. En termes de code, mon travail est un peu barbare. Je suis autodidacte, je ne viens pas du tout de la programmation, je viens de la peinture.
PACKED: Est-ce que cela se passe différemment lorsque tu fais appel à d’autres programmeurs ?
Grégory Chatonsky: Oui, car eux commentent le code.
PACKED: Le font-ils aussi pour que tu puisses à un moment donné y faire des modifications?
Grégory Chatonsky: Tout à fait, ou pour que quelqu'un d'autre puisse se le réapproprier par exemple.
PACKED : Qu'en est-il de tes archives personnelles, que comprennent-elles? Le code source, les éléments graphiques, la documentation photographique des installations, etc. ?
Grégory Chatonsky: Oui, elle comprend tout ça et elle existe en trois exemplaires. L'un est conservé à la banque, un autre chez moi, et le dernier chez mes parents. Mes disques durs sont un peu en désordre, mais ils contiennent beaucoup de choses. Mon rêve est que les musées commencent à acheter les disques durs des artistes. Pas parce que c'est une œuvre, mais parce qu'il y a plein de choses dessus. Je pense qu'à un certain moment, un disque dur aura une véritable valeur lors d'une vente aux enchères. En parcourant son contenu, on pourra réinterpréter le processus de création.
PACKED: Quel est ton sentiment sur la manière dont les collections artistiques prennent actuellement en compte les problématiques de conservation de l'art numérique?
Grégory Chatonsky: Je pense que certaines collections commencent à prendre conscience des enjeux, mais je pense que deux choses ralentissent ce processus. La première, c'est qu'il y a peu d'acquisitions d'art numérique, que globalement ce type d'acquisition reste très mineur et que le problème que ces œuvres pose n'est donc pour l'instant pas très important pour les musées. La deuxième chose est que les collections sont souvent déjà exsangues au niveau de leurs moyens et que par conséquent investir ce nouveau chantier revient véritablement à ouvrir une boîte de Pandore. En y mettant le doigt, elles y mettront le bras et le reste du corps, donc c'est dangereux et c'est sûrement une autre raison pour laquelle le problème est différé. Elles en ont pris conscience, mais ce sera traité dans les années à venir. Globalement je pense que l'on sait à peu près quoi faire. Il faut constituer de grosses équipes, internaliser les techniciens, faire des entretiens avec les artistes, etc. Mais très prosaïquement, il y a un problème de moyens pour effectuer ce travail-là.
PACKED : Cependant, plus on attend plus il est inévitable que des choses disparaissent.
Grégory Chatonsky : Je pense que la période actuelle est fondamentale, qu'elle représente un véritable tournant, car il est encore temps de préparer le terrain. Dans quelques années ce sera trop tard. Mais le propre d'un tournant est qu'on ne tourne jamais au moment où on doit tourner. Concrètement cela veut dire que ça va coûter beaucoup plus cher de préserver une œuvre dans quelques années que si cela avait été fait maintenant.
PACKED : Cette idée de tournant est présente dans un des textes de ton blog qui s'appelle Autoarchives et dans lequel tu parles des "moments de l'archive": celui où les archives sont constituées et celui où elle sont conservées et intègrent le musée ou l'institution. Tu évoques alors le concept d'"autoconstitution de l'archive" et tu poses la question de savoir s'il ne faudrait pas "détruire la nécessité de ces temples institutionnels en ouvrant d’autres lieux de mémoire? Des lieux mobiles, temporaires, flottants pouvant suivre les flots de notre temps?"
Grégory Chatonsky : L'autoconstitution des archives ou leur auto-immunité est un concept de Jacques Derrida. Cela signifie que les archives sont une construction avec des instances, qui sont des autorités qui constituent et qui inventent les archives. Or, l'invention des archives est aussi l'invention du monde de l'œuvre d'art, c'est-à-dire que quand un travail est constitué sous forme d'archives, il devient aussi une œuvre d'art. Il y a donc un jeu de pouvoir qui existe.
On connaît incontestablement des problèmes aujourd'hui avec la mémoire des archives. Si on prend un cas d'actualité, il y a eu dernièrement un homme qui a dépecé vivant quelqu'un à Montréal et qui a diffusé une vidéo de son acte qu'on a le plus grand mal à éliminer d'Internet. Pourquoi? Parce que cette archive est virale, et qu'elle se colporte de lieux en lieux. Pour la mémoire numérique en art, c'est un peu la même question. Est-ce que les musées, qui sont des lieux clos, des instances particulières, ne vont pas à un moment être débordés par des multitudes qui s'approprieront ces mémoires-là, qui auront pris et enregistré sur un disque dur telle image, tel élément? Un musée et la manière dont on y constitue la mémoire sont dépendants de l'histoire même de la mémoire. La mémoire n'est pas un phénomène indépendant de l'histoire. La mémoire et les archives ont été constituées différemment selon les époques et il se trouve qu'elles vivent de manière générale dans notre société actuelle une révolution. Il est évident que cela aura une influence sur les musées, mais laquelle, on ne le sait pas encore.
C'est comme s'il y avait une méta-historicité ou une méta-archivité. C'est-à-dire qu'il y a les archives, et puis il y a la méta-archivité qui est la manière dont les archives évoluent au fil du temps. Une archive particulière, mais aussi l'histoire des archives. C'est un phénomène tout à fait intéressant sur lequel des gens comme Annette Wieviorka16 et d'autres ont travaillé. Mon hypothèse, c'est que le numérique vient changer – et c'est ça le paradoxe – les archives.
PACKED : Le numérique oblige donc à penser les archives et leur traitement différemment.
Grégory Chatonsky : Oui et entre autres, à la question de la décentralisation des archives; l'archivage aujourd'hui, consiste à constituer une compacité et la mutualisation des archives, le partage des archives peut être une évolution assez logique et assez efficace par rapport à l'évolution sociale et celle de la politique de la mémoire. Internet a été une manière à son origine de conserver intacte la recherche nucléaire.
PACKED : Dans ce texte, tu écris que les artistes sont de plus en plus contraints à penser à archiver eux-mêmes leurs œuvres.
Grégory Chatonsky : Je pense que ce qui est incontestable, c'est qu'avant, le moment de l'artiste et le moment de la conservation étaient deux moments nettement délimités. L'artiste créait l'œuvre puis la documentation était souvent faite par d'autres personnes. Aujourd'hui, l'artiste mord de plus en plus sur la documentation et même l'archivage de ses œuvres. Étant donné qu'il y a de plus en plus d'artistes, les institutions sont débordées, donc le rôle qui était pris en compte par certaines institutions auparavant est aujourd'hui délégué à l'artiste et cela créer des problèmes.
La question de la conservation ne doit pas être posée uniquement dans le cadre de la formation des conservateurs, mais aussi de celle des artistes dans les écoles d'art. Bien que je l'ai proposé à de nombreuses reprises, je suis déçu qu'il n'y ait pas parfois des cours communs entre des étudiants en histoire de l'art, des conservateurs et des étudiants en création, parce que de toute façon ils vont devoir travailler ensemble à un moment ou à un autre.
PACKED : Tu es toi-même professeur, la documentation est-elle elle abordée dans ton enseignement?
Grégory Chatonsky : Oui, j'en parle beaucoup. Une partie de mon enseignement consiste à apprendre aux étudiants à documenter leurs travaux, à les classer, etc. Des choses toutes simples, telles que la manière de nommer les fichiers, comment faire des backups, etc. parce que la vie d'une œuvre c'est 50% de travail artistique et 50% de travail de documentation de tout ce qu'il y a autour. J'essaie de leur expliquer qu'ils vont de plus en plus devoir s'en occuper eux-mêmes. Donc effectivement je les forme grandement à cela et je fais parfois même des cours où leur projet doit porter sur cela.
PACKED : L'obsolescence technologique a-t-elle une influence sur la manière dont tu "fabriques" tes œuvres ? Je sais par exemple que certaines de tes œuvres fonctionnent avec Flash, t'es-tu déjà posé la question de savoir si une autre technologie plus ouverte avec accès au code source plus simple serait une meilleure alternative?
Grégory Chatonsky : Pour l'instant ça n'a pas eu d'influence, même si ce sont bien sûr des questions que je me pose. Même s'il s'agit d'un langage compilé, comme je garde mes codes sources, il est facile d'y accéder. Mais chacun travaille aussi avec ses limites. La question que je me pose avant tout est : comment est-ce que je peux me réveiller le matin en ayant une idée et avoir terminé de la réaliser le soir? Mon objectif est la vitesse d'exécution et c'est pourquoi j'utilise des outils qui me permettent de réaliser rapidement les choses. Je pense assez peu à l'éternité.
PACKED : Je prends cette occasion pour aborder la question du logiciel libre et des standards. Contrairement à beaucoup d'artistes numériques, tu as un point de vue un peu critique où tu dénonces une sorte d'utopie libertaire proposée par l'idéologie politique de l'open source. Peux-tu détailler ton point de vue?
Grégory Chatonsky : Quand il y a eu les manifestations à Montréal, il y a eu aussi "Occupy Wall Street" et "Occupy Montreal". Ça a été très fort en Amérique du Nord, il y avait des pancartes avec "Open Source", "Open Software", "Open Society", "Open Politics", comme si à partir de là on prenait le pouvoir... Je n'ai rien contre l'open source, mais je crois qu'il faut arrêter une certaine utopie geek. Il y a de vrais bienfaits à l'open source, mais il y a tellement d'artistes dont c'est le cheval de bataille et une œuvre qui n'utilise pas de l'open source c'est tout de suite "Vade retro Satanas, tu es le diable, le suppôt du grand capital...", à tel point que je trouve ça ridicule. Il faut effectuer une déconstruction critique du processus open source et de l'idée du logiciel libre. Il y a tout de même un truc formidable ; cette notion de liberté, le "free", qui veut dire aussi "gratuit" en anglais. La gratuité versus la liberté, il y a là aussi un symptôme du capital.
Je pense qu'à partir du moment où il y a un discours qui est dominant dans les arts numériques, et l'open source est vraiment ultra-dominant, il faut à un moment regarder ça de plus près et arriver à déconstruire l'appareillage idéologique qu'il y a derrière, qui pour le coup est très présent. Par rapport à ça, ce que je conteste principalement dans l'idéologie open source dans les arts numériques, c'est le côté univoque et dictatorial, car quand on est en art, on est sur des pratiques singulières. L'open source est en train de devenir une norme : c'est insupportable. Or, un logiciel n'est pas un outil, c'est d'abord un choix artistique. Donc je suis pour la liberté, comme je suis libertaire, et si on veut utiliser un logiciel Microsoft on utilise un logiciel Microsoft, et si on veut utiliser un logiciel libre on utilise un logiciel libre. Dans les deux cas, il y a une réflexion à mener sur la raison pour laquelle on utilise une technologie. Le mot d'ordre, celui de l'open source comme d'autres, est une manière d'éviter la réflexion singulière en espérant trouver une solution générale applicable à tous les contextes.
J'ai utilisé PowerPoint pour Power Leak et il y a une raison à ça, c'était pour critiquer l'idéologie PowerPoint. J'ai écrit un script pour PowerPoint qui génère automatiquement des images PowerPoint. On a parlé de compacité par rapport à la conservation, l'open source c'est le rêve d'une compacité fermée sur elle-même, isolée d'un monde. Je vomis cette pureté, je déteste ça, ce monde pur où on ne touche pas à tous ces trucs du capital, de l'économie libidinale, de l'obsolescence. Je pense qu'il faut mettre les mains dedans. L'open source est sans doute une manière de réactualiser une vision moderniste de l'art, greenbergienne. Finalement c'est la pureté de l'autonomie du médium.
PACKED : Peux-tu être d'accord avec le fait que si l'on va vers une collaboration entre l'artiste et l'institution pour la documentation et la conservation des œuvres, alors les outils open source et les standards facilitent vraiment le travail ? Si oui, penses-tu qu'il y ait alors un risque que cela ait une influence sur l'œuvre si la conservation est prise en compte en amont en quelque sorte?
Grégory Chatonsky: Oui ça facilite le travail, mais cela a des implications esthétiques. Je comprends bien que c'est intéressant pour les conservateurs, mais ce sont des choix esthétiques, donc ça va mener à privilégier certaines œuvres. Or, c'est terrible de le dire, mais quand on fait des pièces avec des logiciels open source, tel que du Processing17 et bien les œuvres se ressemblent. Elles ont un look Processing. Pour faciliter la conservation, on court le risque de privilégier des œuvres pas d'un point de vue esthétique, mais pour leurs facilités d'usage. Il faudrait plutôt se tourner vers des cas extrêmes d'œuvres inconservables : qu'est-ce qu'on ne pourra pas sauvegarder?
C'est la question de la relation entre les archives et le pouvoir et des archives comme constitution du pouvoir. Il y a toujours des pouvoirs derrière les archives. Un lieu d'art est souvent un pouvoir qui auto-présente sa puissance. À partir de là, il faut que les conservateurs aient un point de vue critique là-dessus. Pour le dire simplement, il faut qu'ils restent fondamentalement ouverts à la diversité des pratiques plutôt que d'adhérer esthétiquement à des choses à cause de la facilité de conservation et à l'idéologie qu'il y a derrière. Je ne dis pas que mon idéologie est meilleure, je dis juste qu'elle existe à côté d'autres.
PACKED: Puisque l'utilisation d'un logiciel est un choix esthétique, si à l'avenir on devait recoder ton œuvre en utilisant une autre technologie, est-ce que ce serait trahir l'œuvre d'une certaine façon ?
Grégory Chatonsky : Pas du tout. J'essaie de voir tous mes travaux... et franchement non.
PACKED: Parmi tes œuvres, on en trouve plusieurs telles que Waiting18 ou Trace of Conspiracy19 qui sont reliées à des services du web qui ont parfois une existence très éphémères. Ici l'obsolescence n'a pas lieu physiquement sur un équipement mais elle se joue ailleurs, sur le réseau, et ce sont des aspects que ni toi, ni les collections ne pourront contrôler.
Grégory Chatonsky: Oui, c'est une sorte de biotope socio-économique qui va changer.
PACKED: T'es-t-il déjà arrivé de devoir modifier les API des services que tu utilises pour pouvoir exposer certaines de tes œuvres?
Grégory Chatonsky : Oui, cela m'arrive tout le temps et c'est la galère. C'est très difficile, je suis véritablement devenu le Mario Bros de l’API20. Je dois à chaque fois colmater les trous, c'est l'enfer. De plus, tous ces services sur le web changent régulièrement leurs codes sources. Je fais moi-même le travail d'un conservateur, car comme je suis connecté à des services web comme Google, Flickr, etc., je suis moi aussi confronté à l'instabilité technologique et au manque de standardisation. Mais ce phénomène d'instabilité n'est pas un phénomène accidentel, c'est un phénomène nécessaire, c'est un symptôme. Il faut aussi le confronter, mais ça ne me dérange pas de le faire, parce que c'est le monde dans lequel je vis. À partir de là, l'une des solutions à long terme quand tous ces services disparaîtront, est de faire des enregistrements vidéo sur une très longue durée. Enregistrer une journée ou une semaine de vidéo par exemple, comme si on filmait un documentaire animalier: comment se comporte cette œuvre dans le biotope Google avant qu'elle ne disparaisse à la manière d'une espèce vivante menacée?
PACKED : Avec un enregistrement cependant, ce n'est plus vraiment l'œuvre, c'est un témoignage de l'œuvre. Il y aura d'ailleurs très certainement un grand nombre de tes œuvres qui à un moment ne pourront exister que sous la forme d'une documentation plus ou moins réussi.
Grégory Chatonsky : Oui, c'est évident et je suis entièrement d'accord avec cela. C'est un témoignage, c'est la même chose pour les performances. De la même manière que Gina Pane21 a ses photographies avec son échelle et ses objets qui coupent. Ce n'est pas la performance, c'est une documentation et cela même si ses photographies sont superbes. Quand Cézanne peint avec des pigments et que l'on voit deux pommes cela ne pose pas de problème ; on sait que ce sont des pigments et on sait que ce ne sont pas des pommes. On est sur de la représentation. Le fait de ne pas avoir d'authenticité ce n'est pas gênant puisque c'est un témoignage. Une grande partie de l'art contemporain est indirecte, sous forme de témoignages. Je pense qu'il faut déconstruire l'idée d'authenticité.
PACKED : Tu parlais de ce petit boîtier vidéo22 que tu utilises pour réaliser des enregistrements de tes œuvres.
Grégory Chatonsky : C'est un boîtier qui permet de faire des captures vidéo. En fait, il faut utiliser deux ordinateurs : un ordinateur lecteur et un ordinateur enregistreur. Cela permet de capturer de la vidéo de bonne qualité en HD à trente images par seconde, et cela sans faire lagger l'ordinateur sur lequel tourne le programme de l'œuvre.
PACKED : Avoir un enregistrement très long, penses-tu que cela te permette de capturer un maximum de potentialités de l'œuvre?
Grégory Chatonsky : Oui, car le propre de ces œuvres est de posséder de l'infinitude en elles. Pour moi, la quantité, le fait d'enregistrer de très longues durées, est important pour être à la limite de l'infinitude. C'est-à-dire venir voir un travail dont on ne peut pas voir la fin. C'est d'ailleurs un travail qu'il faut faire dès maintenant parce qu'enregistrer une semaine de vidéo prend du temps.
PACKED : Si tu regardes l'ensemble de tes œuvres, est ce que tu penses qu'il y en aura qui vont réussir à être conservées aussi longtemps qu'on a réussi à conserver les objets artistiques plus traditionnels?
Grégory Chatonsky : Oui, pour certains projets, je pense que ce sera possible.
PACKED : Finalement tu sembles plutôt optimiste.
Grégory Chatonsky : Oui, je suis optimiste, je n'ai pas de craintes particulières. Je pense qu'il faut simplement créer des pôles communs entre artistes, conservateurs, critiques, etc. Ces rencontres existent, nous en avions organisés avec Annick Bureaud et François Michaud du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris. Faire en sorte que toutes ces personnes se rencontrent pour anticiper tout ça. Il est essentiel qu'ils communiquent et qu'ils arrivent à dépasser les divisions statutaires classiques qu'il y a entre ces différents domaines pour créer de la pensée ensemble. Il faut « être le plus nombreux possible à penser le plus possible »23
Notes: