Entretien avec Manon de Boer

Greenwich, Bruxelles, (18 septembre 2008) et correspondences électroniques (12 juin 2009 et 1 juillet 2009).

 

Manon de Boer (° 1966, Kodaikanal, Inde) vit et travaille à Bruxelles. Depuis le milieu des années 90, elle travaille au moyen du film, de la vidéo et du son, à une œuvre qui s’articule autour du temps, de l’histoire et de la subjectivité. Dans ses films et ses vidéos, l’artiste joue avec les conventions du langage filmique et le fonctionnement des images au sein d’un cadre narratif.

Les collaborateurs de PACKED, Barbara Dierickx et Rony Vissers se sont entretenus et ont correspondu avec Manon de Boer à propos de la documentation et la conservation de son œuvre.

 

Sa série de films Robert, June 1996 – September 2007 (1996-2007) et Laurien, June 1996 – September 2001 – October 2007 (1996-2007) sont des portraits intimes d’amis, réalisés en Super 8. Elle les a filmés à intervalle de plusieurs années, chaque fois dans la même position et avec le même cadrage. Avec les films Sylvia Kristel – Paris (2003) et Resonating Surfaces (2005) à propos et avec des icônes féminines comme l’actrice Sylvia Kristel et la psychanalyste Suely Rolnik, le portrait revêt dans son œuvre, outre sa force phénoménologique, une large dimension culturelle et historique. Au cours des dernières années, parallèlement au portrait, le son et la musique occupent une place toujours plus importante dans son œuvre. Dans ses films Presto, Perfect Sound (2006), Attica (2008), Two Times 4’33” (2008), elle analyse le rôle du son par rapport à la perception sensorielle.

Manon de Boer est l’une des fondatrices de la plateforme artistique Auguste Orts,1 qui opère dans le vaste champ de la production audiovisuelle.

 

PACKED : Quelle était la motivation directe pour documenter vos œuvres filmiques et vidéo?

Manon De Boer : À vrai dire, il y a deux raisons. La première était la vente de l’une de mes œuvres, Attica, à un acquéreur (le FRAC Nord-Pas-de-Calais)2 qui posait des exigences bien plus élevées en matière de conservation que celles que l’on m’avait posées jusque-là. L’institution souhaitait obtenir la garantie que si la copie Betacam numérique ou la copie d’exposition en 35 mm venait à être endommagées, elle puisse avoir accès à l’œuvre et que les copies originales soient conservées de sorte qu’une nouvelle copie d’exposition puisse être produite en cas de besoin. Lors d’une vente, je fournis une copie d’exposition, jamais l’originale ou le négatif.

Mes négatifs sont conservés soit dans un laboratoire ou à la Cinémathèque royale.3 Si la copie d’exposition n’est plus dans l’état souhaité, je peux à tout moment faire une nouvelle copie à partir des négatifs. Tel est le mode opérationnel standard que j’applique pour les films, et que je voudrais étendre à la vidéo. Une partie de mon œuvre existe en 35 mm et en vidéo. C’est pour cette raison que j’ai contacté argos4 et leur ai demandé de bien vouloir conserver mes bandes originales. Je ne sais pas très bien à quelle température ni dans quel type de lieu les conserver chez moi. Je ne suis pas en mesure d’assurer moi-même la pérennisation de mon œuvre. Les acquéreurs sont responsables de la conservation des œuvres qu’ils achètent, mais parallèlement, ils veulent qu’une copie de sauvegarde soit conservée ailleurs, dans les meilleures conditions.

 

 Manon de Boer, Attica (2008), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED : Et quelle était la seconde raison?

Manon De Boer : La seconde raison concerne la projection de Two Times 4'33”. Cette œuvre a été montrée pour la première fois à Berlin, dans d’excellentes conditions. Plus tard, je l’ai vue ailleurs, mais nettement moins bien présentée et j’ai voulu éviter que cela ne se reproduise à l’avenir. Lorsqu’argos m’a remis le questionnaire5 à propos de la conservation, je me suis rendu compte qu’il était important d’indiquer avec précision comment présenter une œuvre et ce qu'il est possible de faire ou ce qui ne l’est pas lors de son exposition.

Ce type de directives est en outre très pratique: si l’on ne peut pas être soi-même présent lors de l’installation de l’œuvre, cette méthode permet de donner des instructions très précises. Moi, je sais que certaines conditions de projection ne conviennent pas à mes œuvres, mais on ne peut pas attendre des organisateurs d’expositions qu'ils le sachent.

En lisant le questionnaire, j’ai pris conscience qu’il y a plusieurs éléments auxquels je n’avais jamais pensé auparavant, comme la proportion de l’image. Presque tous mes films sont réalisés au format 4:3, mais comme les écrans cathodiques sont peu à peu remplacés par des écrans plats, on convertit quasi systématiquement le 4:3 au format 16:9. Il est donc important de préciser qu’il ne faut en aucun cas modifier le format 4:3.

 

PACKED : Votre expérience par rapport à l’acquisition d’Attica par le FRAC Nord-Pas-de-Calais est un exemple intéressant de l’attention portée lors de l’achat d’une œuvre à sa conservation et aux moyens d’en assurer sa pérennisation. Avez-vous d’autres exemples à nous relater où la conservation de l’œuvre a été évoquée lors de l’acquisition? Est-il déjà arrivé que la vente d’une de vos œuvres échoue à cause des possibles problèmes de conservation?

Manon De Boer : Non, pas à ce point. Je me souviens par exemple que lors de son acquisition de l’œuvre sonore Image, memory, story, le Abbemuseum6 à Eindhoven m’a explicitement demandé de lui remettre une copie originale sur DAT7 et pas uniquement un CD, afin de disposer de plusieurs supports pour assurer la conservation de l’œuvre. Mais aucune vente n’a jamais été entravée par d’éventuels problèmes de conservation que l'œuvre pourrait poser à l’avenir.

 

PACKED: Ce qui est frappant dans ce que vous racontez est le glissement ou tout du moins le partage des responsabilités de la conservation. Il y a vraisemblablement une différence par rapport à la conservation des objets d’art traditionnels. Quand on vend une toile à un musée, ce dernier assume l’entière responsabilité de la conservation de l’œuvre à long terme.

Manon De Boer : C’est en effet une situation étrange, engendrée par mes films en 35 mm. Comme je vous l’ai expliqué, je ne procure pas de négatifs à l’acquéreur, uniquement une copie d’exposition. Soucieux d’un éventuel remplacement de la copie d’exposition, l’acquéreur veut obtenir la garantie que les négatifs sont correctement conservés. Je les ai donc confiés à un laboratoire ou alors à la Cinémathèque royale. Et cette méthode m’a incitée à établir un système analogue pour mes vidéos.

Un certain nombre de collectionneurs a conscience de ne pas disposer de la connaissance requise pour assurer la conservation des œuvres. Ils se rendent compte qu’ils ne parviennent pas à suivre les évolutions techniques. Certains possèdent encore des œuvres en VHS achetées autrefois et qui entre-temps on perdues toute valeur. Je crois que c’est pour cela qu’ils tentent de transférer la responsabilité vers l’artiste. La conservation des films et des vidéos requiert une connaissance spécifique. Restaurer un tableau est aussi un métier à part, bien entendu, mais au fil du temps, les musées et les collectionneurs ont acquis une longue expérience dans ce domaine.

 

PACKED: Ce déplacement et ce partage de la responsabilité de la conservation est-il également lié au fait que vous produisiez un certain nombre d’éditions de vos œuvres? Est-il important de conserver le négatif précisément parce que plusieurs acquéreurs peuvent faire appel à la même copie originale?

Manon De Boer : J’ai en effet l’habitude de produire mes œuvres en édition de 3 ou 5 exemplaires. En outre, mes films sont régulièrement projetés à des festivals. Les collectionneurs privés sont de plus en plus préoccupés par la question, ils font face aux mêmes problèmes que les musées. On pourrait croire que les musées suivent de près les évolutions en matière de conservation de ce type d’œuvre, qu’ils mettent régulièrement leur connaissance à niveau, mais par ailleurs, il leur faut apprendre à maîtriser tant de différentes techniques de conservation… Je trouve tout cela très astreignant. Il me reste par exemple encore des cassettes Hi8 de mes débuts. Ces bandes vidéo sont complètement dépassées. L’obsolescence est très rapide. Je ne peux même plus ouvrir les fichiers informatiques créés avec mon ancien programme de montage.

 

PACKED: Vos éditions se composent de trois ou cinq exemplaires. Produisez-vous aussi des épreuves d’artistes?

Manon De Boer : Oui, en général il y a une épreuve d’artiste, parfois deux. Je n’applique pas de règle fixe.

 

PACKED: Dans quels types de collections retrouve-t-on vos œuvres ? Principalement dans des collections publiques, comme des musées, ou aussi dans des collections privées?

Manon De Boer : Principalement dans des collections d’institutions publiques, mais plusieurs collectionneurs privés possèdent aussi des œuvres. La proportion doit être d’à peu près deux tiers dans le secteur public et un tiers dans le circuit privé.

 

PACKED: Observez-vous une différence d’approche entre collections publiques et privées lorsqu'il s'agit de la conservation et de l’exposition de vos œuvres?

Manon De Boer : Non, je ne remarque pas vraiment de différence. Si différence il y a, elle réside dans les exigences plus importantes de la part des institutions publiques.

 

 Manon de Boer, Sylvia Kristel – Paris (2003), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED: De quoi se composent vos archives personnelles ? Conservez-vous exclusivement le produit final ? Que faites-vous des épreuves de tournage, par exemple?

Manon De Boer : Je conserve plusieurs bandes moi même. Je possède un double en DVCAM8 de tous mes films et vidéos, car moi aussi, j’ai souvent besoin de copies.

Depuis six ans, je conserve des disques durs avec les épreuves de tournage et les versions montées. Mais récemment, j’ai découvert que je ne pouvais plus ouvrir le disque dur sur lequel est conservée l’œuvre Sylvia Kristel – Paris. Il faut que je vérifier si les fichiers sont récupérables. Je n’avais plus utilisé ce disque dur depuis cinq ans.

Je ne peux donc vraiment pas garantir une bonne conservation des originaux et des négatifs chez moi. Il est bien plus prudent de les déposer dans une institution spécialisée. La meilleure garantie à long terme est de déposer une bonne copie originale dans un lieu qui se porte garant d’une bonne conservation et qui suit de près l’évolution des techniques.

 

PACKED: De quoi se composent vos archives au demeurant?

Manon De Boer : De matériau de travail, de multiples textes, des bandes d’essais et des interviews (sur divers supports).

 

PACKED: Conservez-vous aussi de manière systématique des photos d’installation, des publications, des articles, etc.?

Manon De Boer : J’en conserve, mais pas de manière systématique. Je considère cela comme du matériel de travail qu’il n’est pas impératif de conserver.

 

PACKED: L’évolution et l’obsolescence technologiques rapides influencent-elles votre méthode de travail ? Êtes-vous en quête de technologie plus durable?

Manon De Boer : Cela dépend plutôt d’un facteur économique. Il se fait que je possède le logiciel Final Cut qui me permet de faire du montage chez moi. J’essaie d’inscrire chaque semaine quel logiciel de montage j’ai utilisé (Final Cut ou AVID).

Il faut tout le temps les mettre à jour. Si l’on en fait quelques fois l’impasse, on ne peut plus mettre son ancienne version à niveau. Les fichiers d’une œuvre montée avec un logiciel qui tournait sur OS 9, l’ancien système d’exploitation de Macintosh, ne s’ouvrent plus sur un ordinateur qui tourne sur OS X.

 

PACKED: Dans l’art contemporain, la matière et l’objet ont perdu de l’importance. Par conséquent, la documentation et la conservation sont devenues de plus en plus importantes. Estimez-vous que l’artiste ait un rôle incontournable à jouer dans la documentation ou pensez-vous que celle-ci puisse être confiée au conservateur?

Manon De Boer : Je pense que la documentation incombe à l’artiste en personne. Après tout, c’est son œuvre… Le conservateur est cependant mieux placé pour le faire que le commissaire d’expositions.

 

PACKED: Saviez-vous d’emblée comment vous souhaitiez documenter votre œuvre ? Ou avez-vous consulté d’autres personnes pour vous conseiller?

Manon De Boer : Je l’ai fait moi-même pour la majeure partie. J’ai demandé à Jan Mot9 de relire ma documentation, surtout pour vérifier si elle convenait en cas de vente. En sa qualité de galeriste, il m’a suggéré d’ajouter quelques points importants, comme la mention qu’il faut me rendre l’ancienne bande Betacam numérique lorsque je livre une nouvelle copie (pour éviter que des copies circulent de manière incontrôlée, N.D.L.R.). Cela dit, la documentation s’appuie surtout sur l'expérience personnelle de chacun.

 

PACKED: Vous mentionnez que Jan Mot a relu vos instructions d’installation et qu’il vous a suggéré des ajouts précieux. Quel rôle joue la galerie Jan Mot ou la plateforme de production Auguste Orts à l’égard de votre œuvre?

Manon De Boer : Jan Mot suit de près tout ce qui s’expose ou se vend dans le cadre des arts plastiques. Auguste Orts m’est très précieux pour la production de mes œuvres et suit en tant que producteur la plupart des projections dans le circuit des festivals de film. Cet arrangement avec Auguste Orts ne s’applique qu’à moi, car la plateforme assure une fonction différente pour chaque membre.

Tant Jan Mot que Marie Logie (d’Auguste Orts) veillent à ce que mon œuvre soit correctement présentée et préservée. Ils lisent systématiquement chaque contrat. Et si je ne peux pas être présente lors de l’installation d’une œuvre alors que cela est nécessaire, l’un d’entre eux s’y rend à ma place.

 

 Manon de Boer, Laurien, June 1996 - September 2001 – October 2007 (1996-2007), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED: La documentation influence-t-elle votre création ? Fait-elle partie de l’œuvre?

Manon De Boer : Il est vrai que les instructions font à présent partie intégrante de l’œuvre. Mais les variantes restent possibles. On peut par exemple montrer une œuvre dans un box ou librement dans l’espace. J’indique en général une taille minimale et maximale pour la projection.

Ces instructions constituent avant tout un document pratique pour les acquéreurs et les organisateurs d’expositions. Cela permet d’établir un protocole très précis des conditions d’installation d’une œuvre. Ce protocole est nécessaire, parce que j’ai eu bon nombre de mauvaises expériences, en particulier avec des expositions à l’étranger auxquelles je n’ai pas pu me rendre au préalable. Arrivée sur place trois jours avant le vernissage pour installer l’œuvre, l’absence de protocole précis et de conditions préalablement établies a parfois abouti à une installation désordonnée ou carrément insatisfaisante.

La documentation et les instructions sont très contraignantes, mais je suis sûre que c’est préférable pour les deux parties. Cela évite les malentendus et les conflits. Quand j’installe par exemple une œuvre sonore et que l’exposition présente une autre œuvre avec du son à côté de la mienne, il vaut mieux avoir prévenu le commissaire de l’exposition qu’il faut prévoir une paroi d’isolation sonore efficace entre les deux œuvres.

 

PACKED: La documentation facilite-t-elle l’organisation d’une exposition, ou la complique-t-elle au contraire?

Manon De Boer : Il m’est déjà quelques fois arrivé de pouvoir remettre ces documents à l’avance. Parfois, les organisateurs m’informent qu’ils ne peuvent pas répondre aux exigences. Je préfère bien entendu que l’on me prévienne plutôt que de m’entendre dire que tout est en ordre et de constater une fois sur place qu’il n’y a pas de matériel sonore par exemple, ou pas d’espace de projection, juste une paroi… Je préfère participer à moins d’expositions, mais bien organisées. La documentation constitue en quelque sorte un contrat que je peux envoyer aux organisateurs. S’ils ne peuvent pas répondre aux conditions, l’œuvre n’est pas installée. Certaines œuvres peuvent être quelque peu adaptées à la situation, cela laisse une marge de manœuvre pour négocier.

 

PACKED: L'exposition et la conservation sont bien entendu intimement liés. Afin de préserver une œuvre pour l’avenir, il faut aussi conserver les instructions d’installation. Si l’œuvre n’est plus présentée de la manière souhaitée, la question se pose si l’œuvre « existe » encore…

Manon De Boer : C’est pour cela que je crois que l’artiste devrait vraiment s’occuper lui-même de la documentation. Mais je viens à peine de m’y mettre…

 

PACKED: Connaissez-vous certains collègues qui eux aussi décrivent leurs œuvres de façon si approfondie?

Manon De Boer : Plutôt des artistes étrangers, comme Deimantas Narkevičius.10 Il le fait en détail. Par exemple, il ne permet pas que des images de ses œuvres circulent sur la Toile. Il remet des instructions très précises par rapport à ses œuvres.

La description détaillée d’une œuvre dépend également de sa nature, à savoir s’il s’agit d’une installation. Il y a des artistes qui ne se préoccupent pas du tout de la manière dont leur film est projeté parce que cela n’a pas d’importance pour l’œuvre elle-même. Quand le mode et le cadre de projection sont essentiels pour l’œuvre, les artistes sont beaucoup plus précis dans leurs instructions.

 

PACKED: Avez-vous documenté vos installations sonores, comme Switch (1998) ou The Alpha & Omega Project (2000), de manière similaire?

Manon De Boer : Non, je ne l’ai pas encore fait. Mais, j’ai l’intention de le faire pour toutes mes œuvres.

 

 Manon de Boer, Two Times 4'33'' (2008), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED: Nous avons remarqué que vous n'utilisez pas uniquement texte pour la documentation de vos œuvres, mais aussi des photos. Quelle importance attachez-vous à la représentation visuelle?

Manon De Boer : S’il s’agit réellement d’une installation, comme l’œuvre Two Times 4'33”, le texte ne suffit pas. Un plan d’installation est bien plus clair. Pour d’autres œuvres, la documentation se limite à une photo et la spécification de la taille minimale et maximale de la projection.

 

PACKED: La documentation de presque chaque œuvre précise qu’il ne faut pas la montrer sur un moniteur à écran plat. Les modes de projection font-ils intégralement partie de l’apparence de votre œuvre et de l’atmosphère qu’elle génère?

Manon De Boer : Oui, en ce qui concerne les œuvres Sylvia Kristel – Paris, Resonating Surfaces, Presto, Perfect Sound, Attica et Two Times 4’33”. Toutes ces œuvres ont été initialement filmées sur pellicule. Je ne l’ai pas fait sans raison et je veux aussi que l’image garde une certaine dimension. C’est important pour l’expérience. Le détail et la spatialité jouent un rôle important.

Seules les œuvres Robert, June 1996 - September 2007 et Laurien, June 1996 - September 2001 – October 2007 peuvent être montrées sur moniteur, car elles n’ont pas de son.

Le son est très important et j’ai envie que le spectateur soit dans une sorte d’espace sonore, que le son l’entoure littéralement. C’est pour cela que je ne veux pas que ces œuvres soient montrées sur moniteur, dont le son n’est jamais très bon, surtout au niveau des basses. Le son est pour moi l’expérience majeure de l’œuvre, voilà pourquoi il faut des enceintes et une amplification de qualité. Il faut que le son s’impose.

 

PACKED: Jon Ippolito11 a un jour suggéré de placer des écrans plats dans la structure originale de tubes cathodiques endommagés (pour ainsi créer l’illusion qu’il s’agit d’un moniteur cathodique original). Permettriez-vous une telle émulation pour votre œuvre ? Ou estimez-vous que c’est aller trop loin?

Manon De Boer : Question difficile… Il faudrait que je le voie d’abord. Pour certaines œuvres, ce pourrait être une solution. Mais je me demande si ça ne fait pas trop l'effet d'un succédané. Dans ce cas, il vaut mieux opter d’emblée pour un écran plat.

 

 Manon de Boer, Robert, June 1996 - September 2007 (1996-2007), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED: Pour certaines œuvres, vous indiquez que si les bandes vidéo sont abîmées, une migration vers un support sans bandes est possible. Envisagez-vous à l’avenir un transfert de la vidéo en définition standard (SD)12 vers la haute définition (HD)13? Cela signifierait une augmentation de la résolution…

Manon De Boer : Oui, je peux l’imaginer. Mais en HD, l’image est beaucoup plus contrastée. Il y a donc bien moins de nuances dans les blancs et les noirs. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de ne pas transférer les films en 35 mm vers la vidéo HD. Mais peut-être que je m’y habituerai, peut-être que je déciderai dans vingt ans de quand même transférer les œuvres…

C’est un choix qui s’appuie avant tout sur la possibilité de les montrer et de les conserver sous leur forme originale. Si le format d’origine n’est plus disponible, le transfert en vidéo HD permet au moins de conserver et de montrer l’œuvre. La différence de qualité ne se remarque qu’en plaçant les deux versions l’une à côté de l’autre et en les comparant. Même si de nombreuses jeunes personnes ne voient plus cette différence, je suis d’avis qu’il faut toujours tenter de rester au plus près de la qualité originale. On ne peut transférer l’œuvre qu’au moment où une certaine technologie n’existe plus. D’autre part, ces œuvres n’ont pas besoin de survivre des milliers d’années, mais je serais contente de savoir qu’elles existeront encore dans les cent ans à venir…

 

PACKED: Jusqu’où souhaitez-vous aller dans les directives d’installation de vos œuvres ? Est-ce encore l’affaire de l’artiste ou préféreriez-vous le déléguer?

Manon De Boer : J’ai remarqué que cela dépend de la situation. Le conservateur ou le commissaire d’expositions connaît mieux le projet dans l’espace d’exposition donné, donc il faut entamer le dialogue. Je préfère leur confier les détails.

 

PACKED: Quand vous vendez une œuvre à un musée ou à un collectionneur privé, exigez-vous de l’acquéreur qu’il s’engage à vous contacter à chaque nouvelle présentation de l’œuvre?

Manon De Boer : Non, ils n’ont aucune obligation de me contacter. Lors de la vente, je remets une liste d’instructions qui explique clairement comment installer l’œuvre, et en général, je me rends sur place pour la première installation.

 

PACKED: Remettez-vous à l’acquéreur un exemplaire supplémentaire des instructions d’installation que vous lui demandez de vous rendre signé, afin de vous assurer qu’il ou elle a les a lues?

Manon De Boer : Non, je pars du principe qu’ils lisent les instructions d’installation parce qu’il est de leur intérêt d’installer l’œuvre le mieux possible.

 

PACKED: Pour certaines œuvres, l’espace et son contexte sont très importants. Dans l’installation d’une œuvre comme Attica, le matériel de lecture et de projection est apparent et fait partie intégrante de l’installation.

Manon De Boer : Pour ce type d’installations, le matériel est important. Il faut indiquer si les enceintes et le projecteur doivent être apparents ou pas. Il vaut mieux préciser ces aspects, parce que trop souvent on n’y réfléchit pas.

 

 Manon de Boer, Presto, Perfect Sound (2006), courtesy: Manon de Boer

 

PACKED: Souhaitez-vous alors que le matériel soit conservé, lui aussi?

Manon De Boer : Dans mon œuvre, cet aspect-là est moins important, sauf pour Attica où le projecteur est véritablement important. J’en ai parlé aux conservateurs du FRAC Nord-Pas-de-Calais (qui a acheté l’œuvre pour sa collection). Ils ont même acheté un projecteur 16 mm pour présenter l’œuvre, mais ils ne peuvent pas garantir qu’ils trouveront encore des pièces de rechange quand le projecteur sera défectueux…

 

PACKED: Quelle est votre attitude par rapport à la mise à jour du matériel technique apparent ? L’aspect visuel d’un projecteur apparent dans l’installation revêt aujourd’hui sans doute une autre connotation que dans 30 ans. L’aspect, la forme du matériel réfèrent à une époque spécifique.

Manon De Boer : Je crois que je préfère mettre à niveau le matériel apparent, sinon la connotation temporelle joue un rôle trop important. Or l’œuvre en elle-même est plus importante que la référence à une époque spécifique. J’aime autant que les projecteurs vidéo ne soient pas visibles, ou toutefois le moins possible.

Pour le projecteur 16 mm d’Attica, c’est différent. Ce projecteur et son mécanisme de défilement en continu posé au-dessus de l’appareil font partie de l’installation. La projection en boucle est un élément du contenu de l’œuvre. Attica montre un ensemble de musiciens qui interprètent la pièce musicale du même nom de Frederic Rzewski. Cette composition de 1972 s’inspire du texte de Sam Melville sur les émeutes de la prison d’Attica dans l’État de New York, en 1971. Le texte qui accompagne la musique parle d’un avenir qui est en somme identique au passé ("Attica is in front of me"). Les mouvements de caméra à 360° et la répétition en boucle de la projection donnent au spectateur le sentiment d’être absorbé dans un mouvement circulaire infini.

 

PACKED : Comment peut-on stimuler et encourager la documentation des œuvres?

Manon De Boer : Pour bien faire, il faudrait commencer par l’enseigner dans les écoles d’art, mais il faudrait surtout que des questionnaires types ou des modèles soient accessibles en ligne. Il faudrait que l’on sache que de tels documents sont consultables sur le site de PACKED, par exemple. Peut-être les musées devraient-ils plus insister auprès des artistes pour que ceux-ci leur donnent des instructions spécifiques. Il m’est arrivé de vendre une œuvre à un musée qui ne m’a strictement rien demandé en matière de conservation de l’œuvre. Si le musée posait des questions, l’artiste se verrait contraint de lui fournir une documentation. Les implications seraient alors plus claires pour tout le monde.

 

PACKED: Des œuvres comme Attica et Two Times 4’33” réfèrent à des œuvres d’autres artistes, en l’occurrence à une composition de Frederic Rzewski pour Attica et de John Cage pour Two Times 4’33”. Ces œuvres musicales revivent parce qu’elles sont réinterprétées et rejouées. Cette relecture des œuvres et leur nouvelle interprétation (ainsi que les compositions elles-mêmes) sont ensuite immortalisées, parce que vous les réinterprétez à votre tour et les filmez. Voici une belle illustration de la manière dont l’art et la culture sont conservés tout en évoluant dans le temps. À l’automne 2008, Auguste Orts a organisé une projection à LUX (Londres), pendant laquelle Scanner a interprété la bande sonore de vos films et vidéos. Était-ce pour vous une démarche appartenant au même processus?

Manon De Boer : C’était pour nous une manière de réunir l’œuvre des quatre artistes d’Auguste Orts (Herman Asselberghs, Sven Augustijnen, Anouk De Clercq et moi-même) en une seule œuvre. Mais l’idée n’est en effet pas éloignée de ce que vous mentionnez, dans la mesure où nous avons permis à un autre artiste d’utiliser les bandes sonores de nos œuvres respectives pour créer sa propre œuvre.

 

PACKED: Pouvez-vous imaginer qu’un jour un artiste se serve à son tour de votre œuvre?

Manon De Boer : À vrai dire, je ne vois pas très bien comment, mais je n’ai rien contre en-soi. La personne qui voudra procéder de la sorte créera sa propre œuvre et celle-ci existera à côté de la mienne, sans affecter ni altérer le propos de mon œuvre.

 

 

Cliquez sur les liens ci-dessous pour voir les instructions d’installation et de conservation :

- Robert, June 1996 - September 2007 (Manon de Boer, 1996-2007)

- Laurien, June 1996 - September 2001 – October 2007 (Manon de Boer, 1996-2007)

- Sylvia Kristel - Paris (Manon de Boer, 2003)

- Resonating Surfaces (Manon de Boer, 2005)

- Presto, Perfect Sound (Manon de Boer, 2006)

- Two Times 4'33" (Manon de Boer, 2008)

- Attica (Manon de Boer, 2008)

 

 Manon de Boer, Resonating Surfaces (2005), courtesy: Manon de Boer

 

[Traduction: Isabelle Grynberg]

 

Notes:

 

 

  • 1. Auguste Orts est une modeste plateforme de productio, fondée par les artistes Herman Asselberghs, Sven Augustijnen, Manon de Boer et Anouk De Clercq. Voir : www.augusteorts.be
  • 2. Voir : http://www.fracnpdc.fr
  • 3. Voir : http://www.cinematek.be
  • 4. Argos est centre d’art et de média installé à Bruxelles. Voir : http://www.argosarts.org/
  • 5. Ce question s’inspire de l’Installations Specification Template de Matters dans Media Art (voir : http://mattersinmediaart.org/acquiring-time-based-media-art.html ) et de la partie Preservation de l’EAI Online Resource Guide for Exhibiting, Collecting & Preserving Media Art (voir : http://eai.org/resourceguide/preservation.html )
  • 6. Voir : http://www.vanabbemuseum.nl/
  • 7. DAT est l'acronyme de Digital Audio Tape, un support d'enregistrement audio numérique sur bande magnétique, conçu par Sony au milieu des années 80. Une cassette DAT fait à peu près la moitié d’une cassette audio classique. Le signal sonore est enregistré en mode numérique au lieu du mode analogique. De même que le CD, une DAT permet d’enregistrer 16 bits à une fréquence plus élevée, équivalente ou plus basse (respectivement 48, 44.1 ou 32 kHz). Le support a surtout été utilisé par les professionnels et n'a jamais vraiment eu les faveurs du grand public. En outre, à l’apparition du Minidisc, une partie des utilisateurs ont préféré ce support de qualité inférieure, mais moins cher. Depuis la fin de l’année 2005, Sony ne fabrique plus de matériel DAT.
  • 8. Suite à l’apparition du format Super-VHS, Sony a introduit le Video Hi8 (la contraction de high band video 8). Hi8 est une version améliorée des bandes Video8. La taille et la forme sont identiques , mais les particules métalliques du Hi8 permettent une résolution plus élevée. Il s’agit d’un format analogue, avec une résolution de 420 lignes de balayages horizontales, ce qui représente une sérieuse amélioration par rapport aux bandes Video8. Le format est tombé en désuétude après l’apparition du MiniDV et du Digital8.
  • 9. Jan Mot, le propriétaire de la galerie du même nom à Bruxelles, est le galeriste de Manon de Boer. Du reste, il représente entre autres Pierre Bismuth, Rineke Dijkstra, Dominique Gonzalez-Foerster, Douglas Gordon, David Lamelas et Sharon Lockhart.
  • 10. Deimantas Narkevičius (° 1964) est un artiste lituanien, surtout connu pour ses films et ses vidéos. Un thème récurrent dans son œuvre est l’Histoire, qu’il observe à partir d’un angle subjectif et contemporain. Au moyen d’interviews, de matériel d’archives, d’animation et de photographie, il se penche sur des expériences authentiquement biographiques et d’ordre existentiel. À l’aide de thèmes contemporains, il dévoile des processus historiographiques et soulève des questions autour de l’identité culturelle. Narkevičius fait souvent usage d’un anachronisme technique en optant délibérément pour des attributs obsolètes, comme des appareils photo et du matériel d’enregistrement de l’ère communiste. Il crée ainsi une esthétique qui ne répond pas à son époque, mais reflète celle pendant laquelle les événements mis en image se sont déroulés. Il est également représenté, entre autres, par la galerie Jan Mot à Bruxelles.
  • 11. Jon Ippolito est professeur assistant en Nouveaux Médias à l’Université du Main (USA). Lui et Joline Blais sont les auteurs de l’ouvrage At the Edge of Art Il travaille avec le Variable Media Network à de nouveaux paradigmes de conservation de la culture numérique. Il a par ailleurs conçu pour le Guggenheim Museum des expositions autour de la réalité virtuelle et de Nam June Paik.
  • 12. Le terme de définition standard (SD, de l’anglais standard definition) fait référence à une résolution de 480 lignes de balayage (pour la norme NTSC) ou de 576 (pour la norme PAL). La résolution définit le nombre de lignes de balayage qui compose l’image (des rangées horizontales de données de l’image).
  • 13. Le terme de haute définition (HD, de l’anglais high definition) fait aujourd’hui référence aux formats vidéo dont la définition est supérieure à la définition standard. À l’heure actuelle, il existe deux résolutions en HD: 1080 ou 720 lignes de balayage.
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